Eric Dupond-Moretti, la « bête noire » de la justice

Eric Dupond-Moretti, la « bête noire » de la justice Après avoir déjà mis le feu à la magistrature, le ministre de la Justice a réussi à se fâcher avec une partie des avocats. Dans le même temps, en tentant de s'opposer à Gérald Darmanin, il cherche à s'imposer dans le jeu politique et pes...

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Published inEchos (Paris, France)
Main Author de Senneville, Valerie
Format Newspaper Article
LanguageFrench
Published Paris Les Echos 30.11.2020
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Summary:Eric Dupond-Moretti, la « bête noire » de la justice Après avoir déjà mis le feu à la magistrature, le ministre de la Justice a réussi à se fâcher avec une partie des avocats. Dans le même temps, en tentant de s'opposer à Gérald Darmanin, il cherche à s'imposer dans le jeu politique et peser sur les décisions à venir. Il est sorti de son bureau, dont les larges fenêtres donnent sur le jardin caché de la place Vendôme, en lançant un « au revoir tout le monde ». Comme il le faisait quand il quittait son cabinet pour aller plaider aux assises. Ce jour-là, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, doit se rendre à Orléans pour parler prévention des faillites et justice commerciale… Dans la voiture, on retrouve celui que l'on avait quitté avocat bougon et tonitruant, transformé en ministre courtois, amaigri, élégant en complet gris et chemise blanche aux boutons de manchette tricolores… comme s'il avait gagné en rondeur intérieure ce qu'il a perdu en rondeur extérieure. Mais l'impression s'efface vite. Derrière une politesse presque excessive, l n'a rien perdu de son mordant, mais s'inscrit désormais dans une trajectoire nettement politique, au point d'exaspérer ses anciens confrères, et de mettre l Après la passe d'armes qui les a opposés autour de l'emploi du terme « ensauvagement » pour qualifier la montée des actes de violence en France, le ministre de la Justice défendra avec Gérald Darmanin le projet de loi séparatisme, « confortant les principes républicains » face à la menace de l'islam radical, qui doit être présenté le 9 décembre prochain en Conseil des ministres. Alliance objective ou accord de circonstance ? « On verra bien lors du débat parlementaire », lâche-t-on dans son entourage. Parce qu'Eric Dupond-Moretti a trouvé son credo politique. L'ancien ténor, plus habitué à jouer de la grosse caisse dans les prétoires, s'essaye désormais à « la petite musique », comme il le dit lui-même. Il manque à la macronie une voix de gauche. Et si c'était lui ? La stratégie est simple : de tout temps, ministère de l'Intérieur et chancellerie se sont opposés sur les libertés. Ancien avocat, au nombre d'acquittements record, orphelin de père, fils d'une femme de ménage, Eric Dupond-Moretti pourrait être parfait pour le rôle. Il l'a très vite compris. Exister dans la différence, faire entendre sa voix, « même si, en même temps, à la fin, l'orchestre doit jouer ensemble », dit-il. Et faire oublier que le ministre de la Justice vient d'être relégué à la 10e place dans l'ordre protocolaire du gouvernement. Marqueur de gauche Dès l'été, Eric Dupond-Moretti sait qu'il a trouvé sa place : Marine Le Pen l'adoube alors en tant que « son pire ennemi ». Jeudi soir dernier, interrogé sur le tabassage par des policiers d'un producteur de musique, documenté par une vidéo largement diffusée sur les réseaux sociaux, il s'est dit « forcément scandalisé par ces images ». Trois jours auparavant, il s'était élevé contre l'article 24 de la loi sécurité globale, qui pénalise la diffusion de l'image des policiers dans un but malveillant et qui soulève l'ire des journalistes et d'une partie de LREM. « Il y a des discussions au sein du gouvernement […] il faut qu'on trouve un certain nombre d'équilibres », a-t-il affirmé. Et parce que l'écologie est un marqueur de gauche, Eric Dupond-Moretti a annoncé dernièrement, avec Barbara Pompili, la création d'un délit d'écocide. La voix commence à se faire entendre donc, sauf que les macronistes historiques ne se reconnaissent pas forcément en lui. « Eric Dupond-Moretti est certes pour les libertés publiques mais, au fond, c'est un homme de la droite sociale et libérale », commente un proche d'Emmanuel Macron. Pour Eric Dupond-Moretti, abandonner les dernières fibres de sa robe d'avocat pour embrasser le costume d'homme politique n'a pas été si simple. « Avant, j'avais la liberté de me plaindre, maintenant j'ai la liberté d'agir », nous dit-il. Certes. Mais s'il connaît bien la justice, il souffre, à son arrivée au ministère, d'ignorer les arcanes et les codes de l'administration centrale. L'Elysée lui a donc concocté un cabinet sur mesure et choisi avec soin ses conseillers politiques. La magistrate Véronique Malbec a pris les commandes du cabinet. « Une main de fer dans un gant de fer », assure un magistrat qui la connaît bien. Mais le ministre apprend vite. Il devient « le patron », dit-il. « Au début, j'ai vu arriver des notes, des pavés énormes. J'ai fait une première mise au point et dit que je n'en voulais plus. Le langage techno vous submerge, moi, je veux maîtriser ce que je fais », nous raconte-t-il, décidé à incarner une sorte de « bon sens populaire », face aux technostructures, qu'elles soient judiciaires ou administratives. En trente-six ans de barreau, l'ancien ténor sait ce qui fait réagir le monde judiciaire, voire ce qui peut le mettre dans la rue. Quant aux médias, il en a l'habitude et maîtrise leurs réactions, lui qui a été révélé au grand public par l'affaire d'Outreau, en 2000, et a défendu Patrick Balkany, Georges Tron ou encore Jérôme Cahuzac en appel. Et il adore le rapport de forces, qu'il a même théorisé dans son premier livre, « Bête noire », écrit avec le chroniqueur judiciaire du « Figaro », Stéphane Durand-Souffland. Comme cette fois où, après avoir (déjà) critiqué vertement l'Ecole nationale de la magistrature (ENM) et demandé sa suppression, il s'était rendu à Bordeaux, à l'invitation du directeur de l'école, Olivier Leurent, devant 350 auditeurs de justice chauffés à blanc. La séance s'était close par une standing-ovation. Devenu ministre, Eric Dupond-Moretti, après avoir provoqué l'ire des Verts, traités d'ayatollahs dans la préface du nouveau livre du président de la Fédération nationale des chasseurs, Willy Schraen, a tenté la même manoeuvre et s'est rendu en août aux Journées d'été d'Europe Ecologie-Les Verts, près de Paris, pour trente minutes de débat tendu. Mais les politiques sont moins polis que les magistrats. Le succès a été mitigé. Levée de boucliers Il reste qu'Eric Dupond-Moretti possède tous les codes et n'hésite pas à s'en servir. Depuis la rentrée, le ministre fait une annonce par jour, joue une crise contre une autre crise, à la manière d'un Charles Pasqua, qui théorisait : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l'affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l'affaire de l'affaire, jusqu'à ce que personne n'y comprenne plus rien. » Dès son arrivée place Vendôme, il sait que les magistrats seront vent debout contre sa nomination. « Une déclaration de guerre », tonne l'Union syndicale des magistrats, qui n'oublie pas les déclarations à l'emporte-pièce de l'avocat Eric Dupond-Moretti contre certains juges. Après avoir cherché la paix, il attaque à la rentrée, en demandant une enquête administrative, à la suite du rapport sur l'enquête controversée lancée par le Parquet national financier (PNF) pour identifier la « taupe » qui aurait pu informer Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute. Quelques jours après, il annonce avoir choisi, pour la première fois, tout en dénonçant « la culture de l'entre-soi » des magistrats, le « corporatisme qui éloigne la justice des citoyens » et leurs « méthodes surannées ». Mais ce n'est pas fini. Loin de chercher à apaiser le débat, Eric Dupond-Moretti lance une nouvelle offensive. Au « Parisien », il déclare le 28 septembre vouloir, avant la fin du quinquennat, une réforme, afin « que la justice soit désormais totalement filmée et diffusée ». Il ne peut ignorer que cela fait des années que le débat déchire la communauté juridique et judiciaire, mais le ministre habitué des assises connaît aussi l'appétence du public pour les faits divers. La crise est sans précédent. L'ensemble des organisations professionnelles de magistrats adresse une lettre ouverte commune au président de la République, dans laquelle elles dénoncent « l'attitude subjective, partisane et vindicative » de leur ministre. Jusqu'au très sage Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui finit par se fâcher, réclamant des garanties sur l'indépendance de la justice. Une première. La semaine dernière dans « L'Obs », le président du tribunal judiciaire de Paris a dénoncé à nouveau « le vent mauvais qui souffle sur la justice », regrettant un « abandon institutionnel ». Fin septembre déjà, dans une tribune publiée dans « Le Monde », c'étaient les deux plus hauts magistrats de France, Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation, et François Molins, procureur général près la Cour de cassation, pourtant peu portés aux déclarations tonitruantes, qui étaient montés au créneau. Dupond-Moretti n'en a cure. « Que ceux qui critiquent continuent de critiquer. Que ceux qui chroniquent continuent de chroniquer. Moi je travaille, c'est tout ce que j'ai à dire. Ce que tel ou tel peut écrire dans tel ou tel canard, dans telle ou telle chronique ou sur tel ou tel plateau de télévision, ça ne m'intéresse pas, ça ne m'intéresse plus », déclare-t-il lors de la présentation à la presse du budget du ministère de la Justice, en hausse de 8 %. A peine en a-t-il fini avec les magistrats, c'est aux avocats que s'en prend le ministre. Lors du débat sur le budget, il relance la ce qui déclenche déjà l'ire d'une partie de la profession, mais Eric Dupond-Moretti le soumet à un curieux chantage sur l'augmentation de l'aide juridictionnelle. « L'AJ ne se marchande pas. Les avocats n'ont pas à consentir des 'contreparties', alors que, depuis des années, ils assurent, en travaillant à perte, le fonctionnement de ce service public en lieu et place de l'Etat », s'insurge aussitôt, la présidente du CNB, Christiane Feral-Schuhl. Enfin, le 18 novembre, la chancellerie achève de souder les oppositions des magistrats et des avocats en publiant une ordonnance autorisant exceptionnellement que l'ultime partie d'un procès criminel - plaidoiries, réquisitoires et derniers mots des accusés - se déroule en visioconfér
ISSN:0153-4831
2270-5279