Réveiller les marcheurs somnambules

Je commencerai avec la situation d'une doctorante rencontrée il y a quelque temps. Sa recherche consistait à étudier les déterminants de la bonne utilisation d'un dispositif médical censé aider, à leur domicile, des patients ayant des insuffisances respiratoires chroniques. Cet appareil ét...

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Published inRevue française d'éthique appliquée no. 5; pp. 7 - 9
Main Author Lechopier, Nicolas
Format Journal Article
LanguageFrench
Published Editions érès 2018
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Summary:Je commencerai avec la situation d'une doctorante rencontrée il y a quelque temps. Sa recherche consistait à étudier les déterminants de la bonne utilisation d'un dispositif médical censé aider, à leur domicile, des patients ayant des insuffisances respiratoires chroniques. Cet appareil était commercialisé par une entreprise locale qui finançait (sur crédit d'impôt) la bourse de thèse. En parallèle, un laboratoire universitaire apportait les ressources méthodologiques appropriées. Bref, une bonne étudiante, un financement, un encadrement : tous les voyants étaient au vert. Peu à peu, au cours de sa deuxième année de thèse, en allant au domicile des personnes pour faire sa collecte de données, la doctorante s'est aperçu que cet appareil avait de grosses limites et qu'il existait des alternatives au sujet desquelles les patients n'étaient pas forcément informés. Cela ne l'empêchait nullement de dérouler sa méthodologie et de continuer sa recherche, mais elle eut des scrupules : et si les patients ne bénéficiaient pas vraiment de cette innovation sur laquelle elle travaillait ? Devait-elle chercher à terminer son étude, en restant la plus rigoureuse possible, ses doutes étant d'une certaine façon « hors sujet » ? Fallait-il qu'elle se préoccupe de l'utilité réelle pour les patients, et des intérêts de l'entreprise ? Finalement, pour quoi, pour qui travaillait-elle ? À mon sens, cette doctorante se posait des questions pertinentes (et pas forcément spécifiques aux bourses Cifre). Cependant, dans son encadrement, personne ne l'encouragea. Était-il bien raisonnable de remettre en question un financement en période de restrictions budgétaires à l'université ? Un laboratoire pouvait-il se permettre de perdre une jeune recrue qui travaillait bien, au motif qu'elle n'était pas tout à fait à l'aise avec les implications de son travail ? Et l'université, rompre un partenariat avec un « acteur du monde socio-économique » ? Les scrupules de cette doctorante paraissaient malvenus. D'ailleurs, elle les garda pour elle. Et je ne sais pas aujourd'hui ce qu'elle décida de faire, ou de ne pas faire. L'engouement institutionnel actuel pour l'intégrité scientifique changerait-il quelque chose à cette histoire ?
ISSN:2494-5757
2427-0687